«Nous souhaitons débusquer l’un des plus rares orthoptères de Suisse»
«Ce qui devrait être le moment fort du parcours, l’apparition de l’œdipode soufrée, n’a hélas pas eu lieu la semaine dernière. J’espère que nous aurons plus de chance cette fois-ci. De toute façon, nous verrons beaucoup d’autres espèces intéressantes». Hannes Baur se consacre aux orthoptères depuis son enfance et son courriel, reçu avant notre rendez-vous pour l’interview, est très prometteur. Et il avait raison: à peine avons-nous quitté Gampel qu’un premier orthoptère bondit et dévoile, en ouvrant les ailes, un bel éclat rouge. Quel beau spectacle! «Une œdipode rouge», annonce le connaisseur. «Mais poursuivons, nous allons encore voir des centaines d’œdipodes aujourd’hui».
Hannes Baur, pourquoi faisons-nous cette randonnée qui grimpe de Gampel à Jeizinen?
Nous aimerions observer l’œdipode soufrée, l’un des plus rares orthoptères de Suisse, visible uniquement dans quelques endroits du Valais. L’insecte est ici à la limite nord de son aire de répartition. Au sud, par exemple en France, en Espagne ou en Italie, on le voit souvent. Des études de l’Université de Berne ont révélé que les populations valaisannes sont génétiquement indépendantes, mais aussi vulnérables.
Pourquoi donc?
Ces études ont montré que les populations d’œdipodes soufrées ont fortement reculé en Valais. Plus une population est petite, plus sa diversité génétique est faible et plus elle est donc menacée. On peut imaginer que si l’environnement change, par exemple du fait de la hausse des températures, les individus capables de survivre à de tels événements peuvent manquer dans les petites populations. Le risque d’extinction d’une espèce à un endroit donné en est accru. Une plus grande diversité du pool génétique garantit donc la survie de l’espèce dans son ensemble.

A propos de la personne
A l’âge de 13 ans, Hannes Baur a reçu sa première boîte à insectes, et à 15 ans, il a bradé son Vreneli en or pour acheter un coûteux ouvrage d’identification des insectes. Le cœur de ce Bernois de 61 ans bat depuis longtemps pour les orthoptères et les guêpes parasitoïdes. Enseignant primaire de formation, il a ensuite travaillé dans différentes collections entomologiques. Depuis plus de 30 ans, il est responsable de la collection d’insectes au Musée d’histoire naturelle de Berne. Il est aussi vice-président de la Société bernoise d’entomologie.
Ne pourrait-on pas simplement lâcher ici des œdipodes soufrées du sud de la France pour maintenir l’espèce?
En le faisant, on détruirait probablement le pool génétique des orthoptères locaux. Elles s’accoupleraient avec les nouveaux et après quelques années, on n’aurait peut-être plus qu’une espèce mixte. Ou alors, avec de la malchance, la population étrangère se répandrait au détriment de la population locale.
A quoi reconnaît-on l’œdipode soufrée?
Ce criquet porte un dessin caractéristique en forme de X sur le pronotum. Son corps est brun ou vert. Ses ailes postérieures sont de couleur jaune, avec une bande noire. Comme chez les autres orthoptères aux ailes postérieures colorées, la femelle est nettement plus grande que le mâle.
La recherche commence sur le versant sec et ensoleillé de la vallée du Rhône, où la végétation est rare. De plus en plus d’insectes sautent autour de nous alors que nous marchons. Que de choses à apprendre! Si les ailes postérieures sont bleues avec une bande sombre, il s’agit d’une œdipode turquoise; sans bande sombre, c’est une œdipode aigue-marine. L’œdipode rouge, elle, a des ailes rouges avec une bande. Les ailes un peu rougeâtres sans bande sont celles du caloptène italien, qui porte aussi souvent deux bandes longitudinales claires en haut du dos. Le corps de l’œdipode peut être de couleur sable, mais aussi gris clair, gris ou brun clair. Selon l’endroit où les orthoptères se développent, leur couleur varie. Sur d’anciennes surfaces brûlées, ils peuvent être presque noirs.
Pas facile de déterminer de quel orthoptère il s’agit …
En effet, en plus de la couleur, il faut tenir compte d’autres caractéristiques. Pour les œdipodes, on peut observer l’endroit où elles se trouvent, celles aux ailes rouges préférant les rochers, celles aux ailes bleues restant plutôt au sol. Après avoir volé, toutes deux font des mouvements particuliers avec leurs pattes arrière pour attirer l’attention d’une ou d’un partenaire, qui se trouve peut-être tout près. Ces criquets sont de vrais voltigeurs.
Pourquoi les œdipodes ont-elles des ailes colorées?
Pour effrayer leurs prédateurs. Au repos, les insectes bien camouflés ont la couleur du sol. En cas de danger, ils s’envolent et montrent leurs ailes, ce qui surprend et détourne l’attention de l’agresseur. L’insecte peut ainsi s’enfuir et se camoufler à nouveau.
Il devient plus facile, pour moi comme pour le photographe, de déterminer les orthoptères. Souvent, Hannes Baur saisit le filet, s’approche et le brandit rapidement au-dessus de l’insecte. En grand habitué, il plonge la main à l’intérieur et saisit sa capture entre le pouce et l’index, pour que l’on puisse bien l’observer. Il écarte délicatement les ailes colorées et nous explique les particularités de l’insecte avant de le relâcher. Reste alors sur ses doigts une sécrétion jaune que les orthoptères libèrent pour se défendre, mais qui est inoffensive pour les humains.
Nous voilà dans l’habitat de l’œdipode soufrée, c’est le moment d’ouvrir les yeux. Mais aujourd’hui encore, l’insecte est invisible. «Elles devraient être ici», murmure Hannes Baur à plusieurs reprises, en avançant à un rythme soutenu, tandis que nous nous efforçons d’identifier et d’observer quelques orthoptères. «Incroyable, je n’y crois pas!», entend-on soudain Hannes Baur s’écrier. Nous le rejoignons. «Je n’ai jamais vu ça! Je trouve un lézard avec un orthoptère entre les dents, et c’est justement l’œdipode soufrée!», s’exclame-t-il. Il attrape rapidement le lézard avec son filet, lui vole sa proie et l’examine de plus près. Il nous montre la tête verte de l’œdipode, imposante par rapport à son corps. Puis il lance sa prise au lézard qui, après avoir hésité, s’en empare et reprend tout simplement son repas, sans être dérangé par nos regards curieux.
Vous avez fait cette randonnée des dizaines de fois, mais vous ne vous en lassez pas.
Non, je découvre toujours quelque chose de nouveau. J’ai fait plusieurs fois des randonnées avec mon père quand j’étais petit, il s’intéressait lui aussi beaucoup aux insectes. Je me souviens encore très bien de la première fois où j’ai vu une mante religieuse à Hohtenn, à l’âge de 13 ans. Cet insecte tient ses pattes avant comme s’il priait. A l’époque, il n’y avait ni Internet ni téléphone portable, on ne savait pas exactement où trouver les rares mantes religieuses. C’était passionnant!
Vous partez souvent avec un objectif précis en tête.
Oui, en ce moment, je recherche une guêpe chalcidoïde rare. J’aimerais en attraper une et en faire l’examen génétique.
Nous ne pensons pas que l’œdipode soufrée vue dans la gueule du lézard ait été la seule de la journée. Le chemin est maintenant bordé de chênes pubescents, les grillons des bois commencent à chanter. Soudain, quelque chose de vert vole devant nous et se pose dans l’herbe. En y regardant de plus près, on voit qu’une partie d’une tige est en fait une mante religieuse. Curieuse, la tête triangulaire du mâle regarde vers nous. «Ce sont des parents éloignés des orthoptères», nous explique Hannes Baur.
Nous avons presque abandonné la quête de l’œdipode soufrée vivante. Mais peu avant Jeizibärg, ça y est, on la voit sauter de la route dans le terrain escarpé où nous pouvons la capturer. La croix blanche brille sur son dos entre des zones vert clair, les ailes jaunâtres à bandes sombres brillent au soleil, les pattes arrière rouges sont bien visibles. Nous avons trouvé là un magnifique spécimen et notre objectif du jour est plus qu’atteint.
Pourquoi a-t-il été si difficile de trouver un spécimen d’œdipode soufrée?
Les populations de ce criquet diminuent rapidement à la fin de l’été et il n’en reste sans doute plus beaucoup. Les adultes ont pondu leurs œufs et comme ils ont fait leur travail, ils meurent. Au printemps suivant, les jeunes éclosent et passent par plusieurs stades de larve. Au cours de leur croissance, ils muent plusieurs fois, développent des ailes et atteignent la maturité sexuelle.
Mais on entend déjà de nombreux grillons ...
Oui, ce sont des grillons des bois. Leur cycle de vie est de deux ans, tandis que celui des autres variétés d’orthoptères est d’un an. Ainsi, on trouve à chaque saison ces grillons à divers stades de leur vie. On les entend chanter même en hiver, tant qu’il n’y a pas de neige. Le grillon des bois est l’une des espèces d’orthoptères les plus courantes de Suisse, mais il est difficile à observer car il est petit et bien camouflé dans les feuilles sèches.
L’excursion touche à sa fin, nous approchons du village de montagne de Jeizinen. Près d’Oberi Zälg, nous traversons une prairie sèche extensive, d’où se dégagent de belles odeurs et où de nombreux odontites jaunes brillent au soleil. Parmi les centaines d’orthoptères qui sautent ici et là, beaucoup sont des criquets. Hannes Baur en attrape quelques-uns, explique leurs particularités, leurs chants. Là encore, l’identification n’est pas aisée pour les profanes: le criquet duettiste, le criquet mélodieux et le criquet des jachères, par exemple, tous bruns, se ressemblent beaucoup. Et pourtant, les amateurs d’insectes les distinguent, comme l’explique Hannes Baur: «C’est leur chant différent qui les trahit».

Les criquets et sauterelles de Jeizinen
La montée entre Gampel et Jeinizen est le lieu idéal pour admirer les orthoptères, la famille des criquets, sauterelles et grillons. En été, sur les premières centaines de mètres déjà, ces petites bestioles sont nombreuses et bondissent dès que l’on pose un pied. En les observant de près, on peut voir qu’en sautant, certains orthoptères ouvrent leurs ailes rouges ou bleues. Il s’agit d’œdipodes turquoise ou rouges, de caloptènes italiens ou d’œdipodes aigues-marines, qui apprécient le versant sec, ensoleillé et plutôt aride de la vallée du Rhône. Leurs teintes gris-clair, gris, brun clair ou sable leur permettent de bien se camoufler. Mais si on les débusque, ils dévoilent lors de leur fuite des ailes de couleur qui déroutent leurs assaillants. Leur observation nécessite du temps et de la patience; cet itinéraire se parcourt par conséquent en plusieurs heures. Une protection solaire s’impose, car les insectes aiment un ciel sans nuages. Pour les voir plus aisément, mieux vaut partir tôt le matin, car ils sont encore assez inertes. De l’arrêt de bus «Gampel, Dorf», on suit le Rosenkranzweg, ou sentier du rosaire, et ses croix. Assez vite, le chemin commence à monter et s’élève en de nombreux virages. D’abord dans un paysage rocheux, puis un peu plus à l’ombre dans la forêt. A Jeizibärg, on peut faire une halte près d’un petit banc et d’une fontaine avant de traverser des prairies sèches extensives à Oberi Zälg. Ici aussi, les orthoptères et d’autres insectes sont légion. On rejoint enfin Jeizinen, où l’on peut se désaltérer avant d’emprunter un petit téléphérique qui redescend à Gampel.